Livre: Zamiatine Le Fléau de Dieu

by pierre_hugli@pharts_ch

«Seule l’hérésie fait vivre le monde, elle est la source de toute création». Ce propos est signé Evgueni Ivanovith Zamiatine, l’enfant terrible des premières lettres soviétiques. Il fut toute sa vie marqué par l’hérésie, naissant en 1884, fils d’un prêtre et d’une fille de prêtre, musicienne, à Lebedian près de Tambov. Dès l’enfance il aima écrire, mais il fut d’abord ingénieur naval. Après avoir beaucoup voyagé grâce à son métier de constructeur de bateaux, il publie des livres. Il est bolchevik de conviction, après avoir participé à la mutinerie du cuirassier Potemkine en 1905. Ses premiers ouvrages sont volontiers satiriques:  De la province russe, Les Insulaires qui raille les mœurs de la vieille Angleterre. Mais son plus fameux roman, Nous autres, a été censuré par les autorités soviétiques, et a paru en traduction en Angleterre en 1923 et à Prague en 1927. Il avait quitté le parti bolchevik car il prônait une société libre et tolérante.  Nous autres nous projette dans un futur lointain où les hommes obéissent, pour leur bonheur, à un Bienfaiteur, modèle du Big Brother. Zamiatine rencontra Aldous Huxley et George Orwell, qui tous deux s’inspirèrent de son roman pour Brave new World et 1984. L’acte le plus fou de Zamiatine fut sans doute sa lettre à Staline où il dénonce la servilité de la littérature officielle prolétarienne et demande à pouvoir quitter l’Union soviétique, ce qui, d’une manière surprenante, lui fut accordé en 1931. Zamiatine put s’installer à Paris où il mourut en 1937. C’est de ces années parisiennes que date le roman inachevé sur l‘enfance d’Attila, Le Fléau de Dieu. En Russie, Zamiatine avait écrit en 1928 la pièce Attila qui fut répétée à Moscou mais dont la représentation publique fut interdite. Une traduction inédite en français existe (Ed. Vibration). Notons que Corneille avait lui aussi traité le sujet dans sa tragédie Attila, Roi des Huns, représentée en 1667 au Palais-Royal par la troupe de Molière.

Héros légendaire, à la tête de ses cavaliers nomades, archers, les Huns, Attila continue à fasciner les uns, qui comme les Français le considèrent comme un tyran impitoyable, et les autres qui, à l’exemple des Hongrois, le célèbrent comme le père fondateur de la nation. Venus de l’Est asiatique, les Huns occupent en effet le territoire de la future Hongrie au Ve siècle après J.C. Né vers 395, Attila s’est fait une réputation de chef de guerre, surnommé le fléau de Dieu: là où sont cheval passait, disait-on l’herbe ne repoussait pas. En 434, Attila se trouve à la tête des Huns avec son frère Bleda, qu’il fait assassiner fin 444. Dès cette époque, Attila est en guerre avec l’Empire romain. En Gaule en 451, il fait le siège de Metz et massacre ses habitants, puis, non sans épargner Lutèce, il gagne Orléans défendu par les Wisigoths, mais il doit renoncer au pillage devant le nombre des défenseurs accourus sous la conduite d’Aetius, qui, avec des troupes gallo-romaines et germaniques, le poursuit et remporte une victoire mémorable lors de la bataille des  Champs catalauniques, à Châlons-en-Champagne près de Troyes.

Deux ans plus tard, Attila meurt lors d’une nuit de noces, non sans doute en épectase, mais peut-être empoisonné – ou, tout simplement, des suites d’une fête excessivement arrosée par ce noceur polygame!

On imagine de qu’aurait pu devenir la prose de Zamiatine pour évoquer l’épopée d’Attila. Mais à Paris, à la fin de sa vie, il travaillait à d’autres tâches, en particulier au scénario des Bas-Fonds d’après Gorki pour le film de Jean Renoir. Ce qui reste donc, dans Le Fléau de Dieu, c’est l’évocation très originale de la jeunesse d’Attila, décrite alors que le garçon est l’otage à Rome de l’empereur Flavius Honorius, qui règne sur un monde raffiné en décomposition. Zamiatine a eu l’idée de lui opposer le principal historien contant la vie d’Attila, Priscus Panita, qui n’est encore dans le roman qu’un garçon byzantin un peu naïf découvrant les charmes d’une belle Romaine de la haute. Là encore, on peut imaginer la suite du roman, une confrontation entre ces deux jeunes gens qui effectivement, plus tard, se sont rencontrés, Priscus étant devenu diplomate.

Reste que cette centaine de pages offre une lecture agréable, dans une traduction rafraichie de l’écrivaine française Claude B. Levenson (1938-2010). Une langue savoureuse, des images surprenantes, des moments haletants d’une narration pleine de mystères et de rebondissements, Zamiatine avait un sacré style!

C’est le récit de l’enfance d’un chef, mais que veut nous dire l’auteur? Son héros est rebelle, il préfère la fréquentation d’un loup en cage à celle des autres jeunes otages, il se laisse enfermer dans cette cage, il a la haine comme on dirait aujourd’hui – ce sont certainement des traits de caractère symboliques qui peuvent évoquer certain chef redouté, tout comme sont symboliques les évocations sensuelles de la nature, de la steppe de la patrie. 

La première édition, à l’Age d’Homme en 1975 à Lausanne, n’avait guère été remarquée, ce qui fait que cette nouvelle parution du Fléau de Dieu, dans la collection La bibliothèque de Dimitri est vraiment bienvenue. Le récit est suivi d’une poétique autobiographie qui s’arrête en 1918.

P.H.

*Noir sur Blanc, 2021

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