TROU NOIR

by pierre_hugli@pharts_ch

Nous étions bien assis, sur des fauteuils confortables, alors que les autres invités n’avaient droit qu’à des chaises. Je me souviens avoir été très mal assis, pour le concert d’une artiste russe : je me souviens surtout de ce récital magnifique.

Ce soir c’est une pianiste italienne, invitée par un ami chez notre hôte mécène. Le programme promet d’être très sérieux. Choral de Bach, pièces de Schumann e de Brahms. Dans sa présentation, l’ami dit que notre artiste ne joue pas comme les autres pianistes. Dieu sait ! Qu’elle ne joue pas comme Pollini, Argerich ou Brendel, «pas de souci»… Mais quels autres ? Les meilleurs, sans doute pas, mais les pires ??

Dès les premiers accords, je lui donne raison: il n’y a pas pire! Du moins à mon oreille attentive, vite blessée par cette débauche de notes dures, de lignes brisées, de phrases sans articulations, absence totale de chant et de respiration pour une Italienne, des harmonies faussées, par cette absence de construction, de rythme. Cela me rappelle de bien mauvais souvenirs, alors qu’encore enfant dans le années 50 j’allais écouter des auditions d’élèves qui essayaient d’ânonner des partitions de Brahms, un compositeur dont je m’étais mis à détester ces débauches de notes débitées sans compréhension architecturale, ni sens polyphonique, rythmique, expressif… de la «grande musique on n’y comprend rien» comme me disaient mes cousins parisiens, adeptes d’Etoile des neiges et d’Ah! le petit vin blanc. Et je me mets alors à la place des gens qui n’entendent rien à la musique classique, obligés à s’asseoir sans bouger pour écouter un concert, une heure durant ou plus, quelle torture!

Le programme s’annonçait assez sombre, les compositions de Brahms étant pour la plupart celles du vieux musicien proche de la mort, sublime, certes, mais pas tellement gai… en cette fin du XIXe revenue des premiers élans du romantisme. Je m’imaginai au fond d’un puits à sec comme dans les Chroniques de l’Oiseau à ressort de Haruki Murakami, où le fantastique se mêle désagréablement à la réalité, ou dans un de ces troublants trous noirs où l’on assiste, d’après la seconde théorie de la relativité, à une torsion du temps, pour parvenir, notamment selon Eric Gourgoulhon, à pas de temps du tout… Il faut remarquer ici que, pour traverser le temps, immobile, un critique musical à la retraite a dû acquérir une certaine expérience, notamment lors des festivals de musique contemporaine.

Donc la musicienne est enfin arrivée au point final. Poliment applaudie, elle a encore concédé un bis, avant de se trouver entourée par des spectateurs ravis, un verre de vin à la main… J’essaie de partir sans saluer, mais dans l’assemblée se trouve une bonne âme qui veut absolument me présenter l’artiste… Je salue en mesurant mes compliments, et ma foi elle ne s’en tire pas trop mal, exercée aux mondanités, avec tout ce qu’il faut de fausse modestie vis-à-vis des compositeurs dont elle a étudié la biographie. Là, elle joue relativement bien le jeu, elle fait comme si… comme si elle était totalement inconsciente de la tristesse des horreurs qu’elle nous a fait vivre!

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